Justice

Le problème moral le plus évident est la « mort inégale » déjà existante. Comme l’affirme Mauron, cette inégalité, qui existe à la fois entre le premier monde et le tiers monde et entre les riches et les pauvres au sein des sociétés de bien-être occidentales, constitue le principal obstacle éthique. Comment justifier que l’on cherche à prolonger la vie de ceux qui en ont déjà plus ?8

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : dans un certain nombre de pays africains au sud du Sahara, l’espérance de vie est inférieure à 40 ans. La durée de vie moyenne dans les pays riches et développés est de 70-80 ans. Les causes de cette inégalité dépassent le cadre strictement médical. C’est principalement la combinaison du sida et de la pauvreté qui est responsable de cette mortalité.9,10 Pas moins de 60% des personnes séropositives sur terre vivent en Afrique subsaharienne11-25-26 millions de personnes. Douze millions d’enfants ont perdu au moins un parent, et au Zimbabwe, 20,1% de tous les adultes sont infectés.11

Une objection possible à notre argument pourrait être que l’existence de cette inégalité mondiale ne pose tout simplement pas de problème pour la bioéthique. Ces disparités peuvent être reconnues comme scandaleusement injustes mais relèvent de la responsabilité des hommes politiques, des gouvernements et des organisations non gouvernementales, et non des bioéthiciens. Cette façon d’écarter la responsabilité bioéthique repose toutefois sur une conception de la bioéthique qui ferme les yeux sur l’interrelation complexe et moralement pertinente entre la santé des populations et la justice internationale. Elle réduit la bioéthique au type d’éthique appliquée qui est devenu dominant à partir des années 1970. Cette période a donné naissance à une bioéthique très sophistiquée, politiquement inoffensive et typiquement occidentale, qui traitait principalement des problèmes des pays développés et riches. Ces dernières années, des éthiciens tels que Solomon Benatar12, James Dwyer13 et Paul Farmer14 ont tenté à juste titre d’élargir l’agenda bioéthique. Dans un monde en voie de globalisation, les problèmes de mauvaise santé dans les nations non développées sont liés à la façon dont les nations développées et riches utilisent leurs pouvoirs politiques, financiers et scientifiques. La bioéthique contemporaine ne peut donc pas se limiter à la manière et aux conditions dans lesquelles les nouveaux développements scientifiques peuvent être appliqués, mais doit également se confronter à la question de savoir si ces développements contribuent à un monde plus juste.

Une deuxième objection possible à notre argument se réfère au principe de la justice distributive et est formulée selon les principes utilitaires par Harris, entre autres. Le fait que nous n’ayons pas les moyens de traiter tous les patients n’est pas un argument pour qualifier d’injuste le fait de traiter certains d’entre eux : « Si l’immortalité ou l’augmentation de l’espérance de vie est un bien, il est douteux sur le plan éthique de refuser des biens palpables à certaines personnes parce que nous ne pouvons pas les fournir à tous » (p529).2 Davis défend la même conclusion, en utilisant un raisonnement légèrement différent. Refuser aux nantis un traitement qu’ils peuvent se permettre parce que les démunis ne peuvent pas se le permettre « n’est justifié que si cela permet aux démunis de s’en sortir mieux que marginalement » (PW7).15 La charge que représente pour les démunis la disponibilité des traitements de prolongation de la vie pour les nantis a beaucoup moins de poids que le nombre d’années de vie supplémentaires que les nantis perdraient si la prolongation de la vie était empêchée de devenir disponible.

Ces deux arguments utilitaires sont problématiques à deux égards. En premier lieu, ils ne font pas de distinction entre le droit d’une (minorité de) Haves à conserver ce qu’ils ont déjà, comme certains traitements médicaux pour les maladies liées à l’âge, et le droit de devenir des Have-mores par la recherche et le développement pour augmenter la durée de vie totale. Cette différence fondamentale entre le réel et le potentiel a des répercussions morales à la lumière de la justice. Les traitements qui existent dans la réalité mais ne sont pas disponibles pour tous soulèvent à juste titre des questions de justice distributive. Les traitements potentiels, en revanche, nécessitent des questions préalables : pour quels objectifs sont-ils élaborés ? sont-ils vraiment utiles, et pour qui ? qui en profitera ? qui sera lésé ? En second lieu, en ne calculant que les avantages et les charges, ou les charges de différents poids, ils négligent la qualité morale de certains états de choses qui peuvent être considérés comme mauvais et injustes en soi et qu’il faut empêcher de devenir encore plus mauvais ou injustes. Ils contournent d’importants principes moraux d’équité et d’intégrité. En se concentrant sur la manière de justifier la distribution de moyens qui ne sont pas accessibles à tous, on met de côté toute la question de l’inégalité des chances. Le problème initial, à savoir pourquoi certains peuvent être traités et d’autres non, n’est plus pris en compte. Cet aveuglement moral nous rappelle l’histoire de la reine française Marie-Antoinette qui, en 1789, fut confrontée à une foule furieuse. Demandant ce qui se passait, on lui répondit que ces gens étaient affamés, car il n’y avait pas de pain. Elle répondit, étonnée : « Eh bien, pourquoi ne mangent-ils pas de gâteau alors ? ». En ce qui concerne l’allongement de la durée de vie, il ne s’agit pas (encore) de traitements, mais de la question de l’opportunité de la recherche et du développement, et, par conséquent, d’investissements financiers qui ne diminueront pas ces inégalités mondiales en matière d’espérance de vie, ou, pire encore, risquent de les accroître.

Nos efforts pour prolonger la vie ne doivent donc pas être séparés des questions plus fondamentales relatives à l’intégrité : étant donné le problème de l’inégalité de la mort, pouvons-nous moralement nous permettre d’investir dans la recherche pour prolonger la vie ? L’agenda contemporain de la bioéthique se trouve être largement défini par les dilemmes et les problèmes soulevés par la médecine occidentale et la recherche biomédicale. Récemment, Lucke et Hall ont plaidé en faveur d’une recherche sociale plus poussée sur l’opinion publique concernant l’allongement de la vie.16 En guise de variation de leur proposition, nous suggérons qu’il est pertinent de connaître les opinions sur les technologies d’allongement de la vie de toutes les personnes dont le risque de mourir avant l’âge de 40 ans pourrait être diminué par des moyens plutôt simples et de faible technologie.

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