Nicolas était tout à fait différent d’Alexandre. D’une nature rude et d’une intelligence incurable, il était conscient de son infériorité et n’aimait sincèrement pas l’idée de devenir empereur. Une fois sur le trône, il était sûr d’être éclairé d’en haut pour l’accomplissement de sa mission divine, et il concevait une idée exaltée de sa dignité personnelle et de son infaillibilité. Il n’était cependant pas un mystique. Froid et réservé, il inspirait la peur et la haine, et il se servait consciemment de ces sentiments comme d’un instrument de son pouvoir. Son but était de figer tout germe de pensée libre et de sentiment moral indépendant, en tant qu’agents perturbateurs de l’ordre des choses confié par Dieu à ses soins personnels.
Le règne de Nicolas est divisé en trois périodes par deux ensembles européens de révolutions : celles de 1830 et celles de 1848. Pendant les cinq premières années, il ne se sent pas tout à fait sûr de lui, et il fait appel à des conseillers de la période libérale d’Alexandre, comme Kochubey, Speransky, et Egor Frantsevich, comte Kankrin. En décembre 1826, il chargea même un comité spécial de recueillir pour lui toutes les indications utiles sur les réformes nécessaires. Tout en punissant sévèrement les décembristes (cinq d’entre eux sont pendus, d’autres envoyés en Sibérie), il souhaite utiliser toutes leurs bonnes idées. Il se réserva le contrôle de l’opinion publique et confia à Alexandre Khristoforovitch, comte Benckendorff, l’organisation d’une nouvelle police secrète de gendarmes contrôlée par la « troisième section » de la chancellerie personnelle et impériale.
Nicolas adopta la politique d’Alexandre de protéger les rois contre leurs peuples, mais il fit une exception pour les sujets turcs chrétiens. Il mène ainsi une guerre contre la Turquie (1828-29). Par le traité d’Adrianople, la Grèce est libérée ; les hospodars (princes) des principautés danubiennes sont nommés à vie et libres de toute ingérence turque dans les affaires intérieures. Les détroits (les Dardanelles et le Bosphore) et la mer Noire devaient être ouverts.
Nicolas s’est particulièrement occupé de l’éducation ; il souhaitait la débarrasser de tout ce qui était politiquement dangereux et la cantonner à la classe supérieure. Il abolit les statuts des universités libérales d’Alexandre (1804). Par les nouveaux statuts de 1835, il détacha l’enseignement primaire destiné aux classes inférieures des gymnases et des universités, où ne devaient être admis que les enfants de la noblesse et des fonctionnaires.
L’expulsion de Charles X de France et l’insurrection de novembre (1830-31) en Pologne déterminent la tendance légitimiste de la politique étrangère de Nicolas. Il souhaite devenir un véritable « gendarme » de l’Europe et, à Münchengrätz (Mnichovo Hradiště), en septembre 1833, il renoue ses relations avec Metternich. Son intérêt excessif pour l' »homme malade » (l’Empire ottoman) à Constantinople finit par soulever l’Europe contre lui. En 1833, Nicolas sauva le sultan du rebelle égyptien Muḥammad ʿAlī, et par le traité de Hünkâr Iskelesi (8 juillet 1833) parut recevoir pour ce service le libre passage des navires russes vers la Méditerranée. Pour toutes les autres puissances, les Dardanelles devaient être fermées en temps de guerre. Cette concession attira l’attention des puissances européennes et, en 1841, les cinq grandes puissances (France, Grande-Bretagne, Prusse, Russie et Autriche) convinrent que les Dardanelles devaient être fermées aux navires de guerre de toutes les nations.
Slavophiles et occidentalistes
En fort contraste avec la politique éducative de Nicolas, une nouvelle génération se développa qui fut élevée par les universités russes, en particulier l’université d’État de Moscou, entre 1830 et 1848. Ils n’étaient pas des politiciens ou des libéraux de type franco-anglais. Ils étaient idéalistes et étudiaient la philosophie de Schelling, Fichte et Hegel. Dans les salons littéraires de Moscou, ils ne discutaient pas de la forme du gouvernement mais creusaient les fondements mêmes de l’histoire russe et de l’esprit national russe. La plupart d’entre eux déclaraient que la Russie était différente de l’Europe et que son type de civilisation était potentiellement bien plus élevé que celui des Européens. Ils exécraient l’européanisation de la Russie par Pierre le Grand comme une déviation fatale du cours authentique de l’histoire russe, et ils voulaient que la Russie revienne aux principes abandonnés de l’Église et de l’État orientaux – l’orthodoxie et l’autocratie. Néanmoins, la majorité de l’opinion publique, menée par Alexandre Ivanovitch Herzen, Vissarion Grigoriévitch Belinsky, Mikhaïl Bakounine, Timofey Granovsky et d’autres, se révolte contre cette doctrine slavophile. Ils lui opposèrent leur propre doctrine de l’origine occidentale de la civilisation russe. Herzen et Bakounine ont émigré de Russie à l’approche des révolutions de 1848. Ils sont devenus les initiateurs du socialisme russe, et Herzen a vu des éléments socialistes dans la commune des paysans russes (mir).
Nicholas n’était pas insensible à la principale question sociale en Russie, celle du servage. Comment pouvait-il l’être alors que les soulèvements de paysans étaient de plus en plus fréquents ? Ils étaient environ 41 au cours des quatre premières années de son règne, 378 entre 1830 et 1849, et 137 au cours des cinq dernières années. Nicolas forme une série de comités secrets qui, après de nombreux échecs, préparent la loi de 1842 sur les accords volontaires, qui abolit le servage personnel et fixe le montant des lots et des paiements des paysans. Grâce à l’énergie de Pavel Dmitriyevitch Kiselyov, les mêmes changements sont introduits en Pologne (1846) et dans les provinces russes (1847).
Une véritable persécution des intellectuels commence après les révolutions de 1848. Un comité secret, présidé par Dmitry Buturlin, fut fondé pour punir les délits de presse. Le ministre de l’éducation Sergey Semyonovich, le comte Uvarov, est lui-même jugé trop libéral, et il démissionne. Son successeur, le prince Platon Shirinsky-Shikhmatov, souhaite « fonder tout l’enseignement sur la vérité religieuse ». Les chaires universitaires de philosophie sont fermées et le nombre d’étudiants limité ; de nombreux écrivains sont arrêtés, exilés ou punis. Le cercle privé des disciples de Mikhail Petrashevsky, un jeune socialiste utopique, est envoyé aux travaux forcés en Sibérie pour avoir lu et discuté de littérature interdite. Le groupe comprenait un jeune Fiodor Dostoïevski, et le tourment psychologique qu’il a subi en prison influencera une grande partie de ses écrits ultérieurs.
La guerre de Crimée
Nicolas souhaitait également dicter sa volonté à l’Europe. « Soumettez-vous, peuples, car Dieu est avec nous » : ainsi se termine son manifeste publié le 8 avril (27 mars, ancien style), 1848. Il envoie une armée russe pour soumettre la Hongrie lorsque celle-ci se révolte contre les Habsbourg. Quelques années plus tard, il provoque par inadvertance un conflit avec la Turquie, à cause d’une question particulière sur la répartition des lieux saints de Jérusalem entre prêtres catholiques et orthodoxes, qu’il mêle à la question du protectorat général de la Russie sur les sujets chrétiens du sultan. Les puissances européennes ne veulent pas admettre ce protectorat, et Nicolas se trouve confronté non seulement à Napoléon III et à la Grande-Bretagne, mais aussi à « l’Autriche ingrate ». »
Le 23 octobre 1853, les forces turques attaquent les troupes russes avancées dans les principautés danubiennes ; le 1er novembre, la Russie déclare la guerre à la Turquie. La France et la Grande-Bretagne déclarent la guerre à la Russie le 27 mars 1854. Le courage déployé dans la défense de Sébastopol s’est avéré inutile, car tout le tissu du gouvernement bureaucratique et autocratique russe s’est révélé incapable de rivaliser avec la technique européenne. La corruption et le manque de communication, le faible développement de l’industrie et l’insuffisance financière privent les vaillants soldats des moyens de défense les plus nécessaires. Nicolas meurt à Saint-Pétersbourg le 2 mars (18 février, ancien style) 1855, avec le sentiment que tout son système est voué à la destruction. Un changement complet de régime fut indiqué à son fils et successeur, Alexandre II.
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