Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est le panarabisme et sa place au sein du Sud global – notamment ses interactions avec les nationalismes moyen-orientaux et nord-africains ?

Le panarabisme est un mouvement politique apparu au milieu ou à la fin du XIXe siècle et ayant atteint son acmé dans les années 1960, qui prônait l’unité politique, culturelle et socio-économique des Arabes à travers les différents États apparus après la décolonisation, du Machrek (Orient arabe) au Maghreb (Occident arabe). En ce sens, il s’agit d’un mouvement éminemment lié à l’histoire coloniale et postcoloniale, dont on pourrait même dire qu’il en est indissociable. Le panarabisme est toutefois un phénomène plus complexe et plus complexe, qui englobe ces « sous-nationalismes » régionaux ; il s’agissait également d’un mouvement idéologique parfois pleinement articulé, prenant principalement la forme d’une expression laïque et socialiste, comme dans le cas du baasisme. Il est important de noter qu’il était dirigé par des acteurs urbains de la classe moyenne et de la bourgeoisie plutôt que par des acteurs de la classe ouvrière ou de la paysannerie/bédouine dans les différents pays arabes où il s’est manifesté, et qu’il a notamment été utilisé par les militaires pour s’assurer le contrôle politique des systèmes étatiques naissants en Irak, en Syrie, en Égypte et en Algérie en particulier. Tant dans son appel à l’unité arabe que dans son rôle dans la lutte contre les puissances coloniales (britannique, française, italienne et espagnole), il était de même intrinsèquement anticolonial et, à partir des années 1970, anti-impérial, explicitement contre les politiques des États-Unis dans la région. Dans cette recherche, je soutiens qu’en dépit d’un tel ancrage important dans le tiers-mondisme et l’anticolonialisme, le panarabisme a  » échoué  » à s’aligner sur la lutte plus large du Sud global dans laquelle il était installé à son apogée, vers Suez 1956.

Comment cela ?

L’échec, pour ainsi dire, est que le mouvement s’est progressivement replié sur lui-même, se préoccupant presque uniquement des questions intra-arabes, en marge du rôle que le panarabisme pourrait jouer au niveau mondial aux côtés du panafricanisme et du panasiatisme par exemple, et même sur des alliances avec des mouvements latino-américains, pour contribuer à une lecture et une organisation alternatives de la politique internationale sur la base du régionalisme. Une telle ambition minimale et une portée limitée – qui n’étaient pas nécessairement l’orientation initiale, lorsque disons la conférence de Bandung d’avril 1955 a été convoquée – ont fini, aussi, par faciliter la dérive politique du panarabisme en devenant la base de l’autoritarisme postcolonial dans la plupart des pays où il avait accédé au pouvoir politique.

Pourquoi décrivez-vous le panarabisme comme illustrant une logique de « tempête parfaite » ?

Le panarabisme a souvent été discuté en termes plats, le phénomène étant traité comme une variable idéologique statique – ce qui est aussi le résultat, je dirais, d’une lecture orientaliste. Privilégiant les émotions, représentant les sociétés de manière unidimensionnelle (par exemple, le soi-disant « homme de la rue » arabe, selon l’imagerie de Bernard Lewis) et les peignant sous des termes immuables, le mouvement est présent dans la littérature académique occidentale comme un « torrent », comme un « défoulement », assez vite une forme d’expression du subalterne et de ses « frustrations violentes ». Si l’on change de perspective et que l’on historicise le mouvement, le panarabisme apparaît différemment, comme un mouvement à plusieurs niveaux « historiquement situé » qui, successivement, prend de l’élan contre l’occupation physique (qu’elle soit ottomane ou occidentale), puise dans l’histoire profonde des empires arabes pour formuler une base d’appel émotionnel, utilise les points communs culturels (principalement linguistiques) pour exprimer des appels à l’unité politique contre les colonisateurs et fait tout cela à un moment de l’histoire où l’État-nation émerge comme la norme moderne pour les processus de construction de l’État de ces pays. La coïncidence de l’effondrement de l’Empire ottoman, de la Belle Époque du colonialisme et de l’âge d’or du nationalisme, sans parler de la montée du mouvement anticolonial, a fourni un contexte externe qui s’est aligné de manière optimale sur la dynamique interne d’émancipation, de modernisation et d’autonomie en gestation, le tout propulsant le panarabisme avec force. La présence d’un leader charismatique l’incarnant, l’Égyptien Gamal Abdel Nasser, a encore facilité la matérialisation de cette « tempête parfaite ». Tout de même, une telle cogence permettrait paradoxalement plus tard un effondrement plus facilement qu’un ensemble de dynamiques sociales diffuses et plus larges capables de flux et reflux.

Quel type de tensions et d’obstacles observez-vous dans les idées d’idéologies nationales et pan-nationales arabes, et comment ont-elles été naviguées ?

Le panarabisme était un mouvement fort avec un attrait substantiel dans de larges segments du monde arabe. Cependant, il comportait deux lignes de faille principales. La première est la tension naissante entre, d’une part, un mouvement qui prônait en fait une polarité transnationale cherchant à transcender les identités locales mashriqi et maghrébines et à les fusionner sous un groupement arabe global et, d’autre part, les histoires politiques locales et la poursuite de systèmes domestiques souverains. En tant qu’aspiration culturelle, la première dynamique a pu être articulée dans la littérature et la poésie et même capturée dans plusieurs concepts sociopolitiques du XIXe siècle décrivant un mouvement de « réveil », de « renaissance » et de « montée », dont parlaient les premiers idéologues du nationalisme arabe, Rifaa al Tahtawi, Abdelrahman al Kawakibi et Sati al Husri. Pourtant, plus les pays allaient de l’avant avec leurs propres projets, plus le panarabisme devenait une structure creuse ; sa nature distinctive devenait de plus en plus insaisissable à mesure que l' »algérianité », la « marocanité », l' »égyptianité », la « syrianité », l' »iraquité » et ainsi de suite commençaient à envahir les esprits et les cœurs des citoyens de ces pays. La deuxième faille du panarabisme concerne sa base d’appel et, en fait, sa contradiction par rapport à l’histoire arabe. Le récit du mouvement était un appel à la renaissance de l’âge d’or arabe comme base d’une plateforme moderne et modernisante pour les Arabes de l’ère moderne. Pourtant, ce même âge d’or était caractéristique de l’Empire arabo-islamique et avait été conduit par la religion, et non par une forme d’idéologie laïque. Comme les régimes nationalistes ont vacillé dans les années 1970 – la mort de Nasser en 1970 étant en fait le moment révélateur – et sont devenus de plus en plus dictatoriaux, l’opposition pourrait tout à fait logiquement venir des mouvements islamistes parlant un langage différent de la renaissance, qui passe par la foi plutôt que par l’identité.

Comment les discussions sur le panarabisme éclairent-elles les études sur les relations Sud-Sud – le thème du manuel – étant donné que le mouvement a été influencé par les idées du nationalisme européen ?

Le terme « panarabisme » lui-même n’apparaît pas en tant que tel en arabe et, à la place, les expressions al qawmiya al ‘arabiya (nationalisme arabe), al wataniya al ‘arabiya (patriotisme arabe), al wihda al ‘arabiya (unité arabe), al ittihad al ‘Arabi (union arabe) et al ‘uruba (arabisme ou arabité) sont utilisées de manière interchangeable dans la littérature et le débat politique pour véhiculer la notion. Il est intéressant de noter que, outre l’influence des nationalistes turcs dans le contexte du déclin de l’Empire ottoman, qui a inspiré la création de plusieurs sociétés proto-panarabes telles que Al Ahd (l’Alliance) à Damas en 1913, le panarabisme a été influencé par le nationalisme occidental. Paradoxalement, le panarabisme – dont l’un des traits distinctifs était le rejet des méthodes occidentales – a été à bien des égards façonné par les idées européennes du nationalisme, en particulier l' »Adresse à la nation allemande » de Johann Fichte en 1808 et le mouvement italien Risorgimento de Giuseppe Mazzini dans les années 1830. Pourtant, le panarabisme était dans son « ADN » l’expression d’un « repli » moderne du Sud, d’abord contre le colonialisme puis contre l’impérialisme, et en tant que tel, ses points communs avec d’autres mouvements transnationaux en Afrique et en Asie étaient simples et naturels. Le point, précisément, est que ce potentiel global de coopération a été rapidement écarté par le provincialisme qui est venu colorer le mouvement à mesure qu’il allait de l’avant et, surtout, qu’il s’assurait du pouvoir politique dans certains de ces États.

Pouvons-nous discuter d’exemples d’idées et de tentatives de projets panarabes, et de ce qu’ils pourraient refléter sur les formes concurrentes de l’idéologie ou les tensions interrégionales ?

Dans un essai complémentaire publié en 2016 dans le Third World Quarterly (« Arab Agency and the United Nations Project : La Ligue des États arabes entre universalité et régionalisme »), j’ai examiné la principale forme institutionnelle qu’a prise le panarabisme, plus précisément son tissage, en quelque sorte, dans la genèse de la Ligue des États arabes formée en mars 1945. Comme on l’a vu, le panarabisme a dominé la vie politique arabe pendant une grande partie du milieu du XXe siècle et il est important de noter qu’outre l’utilisation variée de cette idéologie par plusieurs régimes – l’Irak baasiste, la Syrie baasiste, l’Égypte nassérienne, le FLN-Algérie et la Libye de Kadhafi pendant ses dix premières années – il y a eu, entre 1945 et 1990, pas moins de dix-huit tentatives d’unification volontaire entre États arabes. La plus avancée d’entre elles a été celle des pays déjà indépendants que sont la Syrie et l’Égypte, qui sont devenus de jure un seul État de février 1958 à septembre 1961, connu sous le nom de République arabe unie (RAU) avec son drapeau distinct. En ce qui concerne la Ligue des États arabes, deux logiques de formation se sont mêlées : d’une part, la formation de ces systèmes étatiques arabes était en soi un projet « organique » établissant une relation avec des sites alternatifs de pouvoir (principalement la tribu, la qabila ou la ‘ashira). D’autre part, l’intensification des échanges diplomatiques entre les nouveaux États était l’expression d’une réaction aux arrangements coloniaux, aux calculs stratégiques ultérieurs, à la division en différents camps politiques et aux alliances et contre-alliances durables. La Ligue était à la fois l’incarnation d’un panarabisme étatique et velléitaire et le forum dans lequel le sous-régionalisme arabe allait jouer de manière de plus en plus divisée, jusqu’à la crise actuelle du Conseil de coopération du Golfe (CCG), autrefois cohésif.

Pourquoi le panarabisme a-t-il perdu son élan après les années 1960 ? Et comment l’histoire du mouvement nous aide-t-elle à mieux contextualiser les événements du printemps arabe et ses héritages contemporains ?

Mon argument est que, politiquement, le panarabisme est finalement l’histoire d’un siècle, d’environ 1870 à 1970 – à peu près délimité par la grande révolte arabe de 1916 et la guerre de juin 1967. Au cours de cette centaine d’années, pour diverses raisons, comme nous l’avons vu, des points communs culturels très réels à travers le monde arabe et la longue histoire des empires arabes à cheval sur l’Est et l’Ouest ont fourni une base toute prête pour formuler un projet visant à expulser les colonisateurs et à construire de nouveaux États modernes tout en reliant les peuples arabes. Les penseurs et les hommes d’État qui ont formé ce projet et ont œuvré à son avancement ont emprunté les idées du nationalisme européen et les ont remixées au niveau national pour exprimer l’agence locale du Sud. Une fois la décolonisation achevée, les attentes populaires sont passées de l’idée de devenir une nation à celle de récolter les fruits de cette émancipation. À ce moment-là, les États panarabistes ne pouvaient pas répondre aux attentes sur le plan économique, car le travail de création d’un État était à la fois exigeant et frustrant dans le contexte de la décolonisation, qui n’en avait souvent que le nom. C’est ainsi que l’échec de l’État arabe autoritaire postcolonial a été associé – peut-être injustement – à l’idéologie qu’il défendait. On pourrait dire que l’approche panarabiste a toujours été en concurrence avec les exigences irrésistibles de l’État. Pourtant, le sentiment de panarabisme a persisté et est réapparu, notamment en 1990, lors de la crise du Golfe, lorsqu’une partie du monde arabe s’est ralliée à l’Irak, non pas en faveur de son invasion du Koweït, mais contre l’intervention américaine. Enfin, une forme de panarabisme – moins centrée sur l’État, plus ascendante, résultant des interconnexions entre les sociétés civiles arabes – était également très présente lors du Printemps arabe de 2011. Cependant, malgré tous leurs importants points communs régionaux, ces révoltes portaient essentiellement sur des questions locales : Le népotisme de Ben Ali, la corruption de Moubarak, l’autoritarisme de Kadhafi, l’autocratie de Saleh et la dictature d’Assad, et donc, dans ce contexte, le panarabisme était, politiquement, d’une utilité et d’un attrait limités. Comme nous l’avons vu par la suite, ce sont bien les mouvements panislamistes qui ont pris le relais ou tenté de le faire politiquement sur nombre de ces théâtres.

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Citation complète du chapitre:
Ould Mohamedou, Mohammad-Mahmoud. « L’essor et la chute du panarabisme ». Dans The Handbook of South-South Relations, édité par Elena Fiddian-Qasmiyeh et Patricia Daley, 168-77. Londres : Routledge, 2018.

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Photo de face : Photo Flickr de Joe Haupt/CC BY-SA 2.0.
Entretien réalisé par Aditya Kiran Kakati, doctorant en histoire internationale et en anthropologie et sociologie.

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