Le vice-président d’Eisenhower, Richard M. Nixon, allait remettre en cause les prémisses et augmenter la portée des doctrines présidentielles de la guerre froide. L’un des objectifs de Nixon, en fait, était de limiter le type d’intervention auquel Eisenhower s’était associé au Liban, où le commandant en chef avait répondu à une crise internationale en « envoyant les marines ». Il allait présenter sa nouvelle approche le 25 juillet 1969, le jour même où l’Amérique commençait sa longue retraite des jungles et des marais du Vietnam. S’adressant aux journalistes sur l’île de Guam, Nixon décrit le retrait des troupes américaines en des termes qui lui confèrent une justification stratégique plus large. Le repli, selon Nixon, subordonnerait les engagements de la nation à ses intérêts, inversant ainsi la tendance récente de la politique américaine. De même, la politique de Nixon encouragerait les amis et les alliés à mobiliser davantage de ressources pour leur propre défense, même si les États-Unis continuaient à respecter leurs obligations conventionnelles. Enfin, elle accorderait aux États-Unis une plus grande flexibilité pour répondre aux nouvelles réalités diplomatiques.

Nixon a tiré ces principes de son évaluation de l’environnement international d’après-guerre, dont les caractéristiques, selon lui, avaient subi une transformation récente et spectaculaire. Comme l’explique Nixon, les États-Unis sont le seul grand pays à avoir échappé à la destruction sociale et économique de la Seconde Guerre mondiale. Par conséquent, dans les premières années de l’après-guerre, amis et anciens ennemis dépendaient des États-Unis pour les aider à reconstruire leurs économies et à résister à la pénétration communiste. À la fin des années 1960, cependant, cette première période d’après-guerre a laissé place à une nouvelle configuration internationale. Les anciens bénéficiaires de l’aide économique et militaire américaine étaient désormais capables de contribuer davantage à leur propre défense ; les nations en développement, qui étaient autrefois des cibles faciles pour les agitateurs communistes, avaient désormais moins besoin de l’aide et de la protection américaines. Les événements qui se déroulent au sein du bloc de l’Est sont peut-être encore plus importants. Les mesures de répression soviétiques en Allemagne de l’Est, en Hongrie et en Tchécoslovaquie, ainsi que les affrontements frontaliers avec la Chine, apaisent les craintes antérieures d’un mouvement communiste monolithique. Ces incidents, selon Nixon, témoignaient du « polycentrisme émergent du monde communiste », un paysage modifié qui présentait aux États-Unis « des défis différents et de nouvelles opportunités. »

L’alliance occidentale avait également subi une sorte de transformation. La France s’est retirée du commandement militaire de l’OTAN en 1966, remettant en question la direction américaine d’un front occidental uni. La Grande-Bretagne, le principal partenaire de l’Amérique en Europe, poursuit sa chute de la gloire impériale, se retirant des positions à l’est de Suez en 1968. Les difficultés économiques, tant en Europe qu’aux États-Unis, allaient mettre l’alliance à rude épreuve, mettant à rude épreuve la capacité de l’Amérique à  » payer n’importe quel prix  » pour la survie de la liberté. Et la guerre au Vietnam continuait de brider la flexibilité de l’Amérique et de drainer ses ressources.

Ces réalités ont conduit Nixon à remodeler la rhétorique et la pratique de la politique étrangère américaine. Bien qu’il ait accepté la prémisse selon laquelle les États-Unis restaient  » indispensables  » à la paix et à la stabilité mondiales, Nixon a également reconnu les limites de la puissance américaine. D’autres nations, soutient-il, « devraient assumer de plus grandes responsabilités, dans leur intérêt comme dans le nôtre », reconnaissant ainsi clairement que les États-Unis ne peuvent pas faire cavalier seul. L’Amérique chercherait donc à équilibrer les « fins » qu’elle souhaitait dans sa politique étrangère avec les « moyens » disponibles pour y parvenir.

La déclaration de Nixon à Guam a été la première indication que le président allait adopter une nouvelle posture stratégique, ce qui a incité les journalistes à qualifier ses particularités de « doctrine de Guam ». Nixon et son conseiller à la sécurité nationale Henry Kissinger s’opposèrent à cette appellation et cherchèrent à la modifier, estimant qu’une déclaration d’une telle importance devait commémorer son auteur plutôt que son lieu d’origine. Pourtant, la nouvelle doctrine Nixon était suffisamment vague pour nécessiter des explications longues et répétées. Le président cherche à clarifier son intention dans un discours à la nation le 3 novembre 1969. Tout d’abord, a-t-il noté, les États-Unis « respecteront tous leurs engagements en matière de traités ». Ensuite, ils « fourniraient un bouclier » au cas où une puissance nucléaire menacerait soit la liberté d’une nation alliée des États-Unis, soit l’existence d’un pays jugé vital pour la sécurité des États-Unis. Enfin, et c’est peut-être le point le plus important, Nixon s’est engagé à maintenir le flux d’aide économique et militaire conformément aux engagements pris par les États-Unis dans le cadre des traités. « Mais, ajoutait-il, nous nous tournerons vers la nation directement menacée pour qu’elle assume la responsabilité première de fournir la main-d’œuvre nécessaire à sa défense. »

L’Asie du Sud-Est allait être le cadre de l’application la plus visible de la doctrine Nixon. Dans une tentative de sortir les États-Unis de la guerre en Indochine, Nixon a cherché à « vietnamiser » le conflit en faisant en sorte que les troupes indigènes supplantent les forces américaines. Ce programme a duré quatre ans, et les dernières troupes américaines ont quitté Saigon en 1973. Cette politique, qui s’inscrit dans le cadre d’un effort plus large visant à réduire les engagements américains à l’étranger, trouve également sa place au Moyen-Orient, où Nixon tente de bâtir sa nouvelle structure de sécurité sur les « piliers jumeaux » que sont l’Iran et l’Arabie saoudite. Le shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi, profitera grandement de la dépendance américaine à l’égard des mandataires, recevant un chèque en blanc virtuel de Nixon et de Kissinger pour acheter d’énormes quantités de matériel militaire américain. C’était une frénésie d’achats qui allait faire boomerang sur le shah – et sur les États-Unis – avant la fin de la décennie.

Ces manifestations de repli faisaient elles-mêmes partie d’un plan plus large visant à modifier les relations avec l’Union soviétique et la Chine. Comme il l’a exposé dans ses remarques sur Guam, Nixon a cherché à tirer parti du « polycentrisme » du monde communiste. Sa visite en Chine en 1972 ouvre un nouveau chapitre de la guerre froide ; l’Amérique va désormais pratiquer la « diplomatie triangulaire » et s’engager à la fois auprès des Chinois et des Soviétiques, créant ainsi de nouvelles opportunités pour la politique étrangère américaine. L’une d’entre elles se situe dans le domaine du contrôle des armements, où les responsables américains et soviétiques cherchent à freiner une course aux armements coûteuse et dangereuse. Les accords concernant les armes stratégiques et les systèmes de missiles antibalistiques ont été le signe d’un nouvel esprit de coopération entre les superpuissances, un relâchement des tensions que l’on a appelé la détente. Étant donné le chevauchement entre ces développements et sa vision stratégique, Nixon attribuera ses initiatives soviétiques, ainsi que les entreprises commerciales, culturelles et diplomatiques entamées avec la République populaire de Chine, à la Doctrine Nixon également.

Les partisans saluèrent la Doctrine Nixon et la diplomatie de l’équipe Nixon-Kissinger comme une alternative nouvelle, remarquable et authentique aux âpres disputes des premières années d’après-guerre. Les circonstances nationales et internationales de la fin des années 1960 et du début des années 1970, ont-ils observé, ne permettraient tout simplement pas d’interventions massives comme celles de la Corée et du Vietnam. Au lieu de cela, les États-Unis allaient « équilibrer » la répartition du pouvoir sur la scène internationale plutôt que de rechercher un avantage prépondérant. De nombreux commentateurs ont trouvé ce changement bienvenu, voire même un signe de maturité politique. Pour la première fois dans l’après-guerre, les États-Unis faisaient, dans une large mesure, l’expérience des limites de la puissance américaine et s’y acclimataient.

Les critiques de la doctrine se sont divisés sur sa nouveauté, sa signification et son effet. Certains ont considéré que les politiques de Nixon en Asie du Sud-Est – élargissant la guerre au Cambodge et faisant traîner l’engagement américain pendant quatre années supplémentaires – étaient tout à fait conformes aux tactiques de ses prédécesseurs. D’autres ont accusé la vietnamisation, une politique censée être née d’un nouveau calcul stratégique, d’être moins une idée inspirée qu’une acceptation et une rationalisation de l’échec. En fait, l’utilisation de mandataires par Nixon semblait inaugurer une nouvelle phase de la guerre froide ; ses successeurs allaient s’appuyer sur cette politique, en soutenant les « combattants de la liberté » dans l’ensemble du monde en développement. Loin de signaler une diminution des tensions ou un retrait américain de la guerre froide, la doctrine Nixon a simplement déplacé la responsabilité de la combattre. Désormais, d’autres porteraient le fardeau de l’Amérique.

D’autres chercheurs encore ont remis en question l’utilisation par Nixon de forces par procuration pour sauvegarder les intérêts américains. L’Iran fournit l’exemple le plus flagrant de cette politique qui a mal tourné. En ouvrant les coffres militaires américains au shah, Nixon a nourri l’appétit d’un dirigeant de plus en plus déconnecté de son propre peuple, accélérant les tensions dans un pays jugé vital pour les intérêts nationaux américains. Si cette agitation tirait la majeure partie de son énergie de facteurs internes, les initiatives associées à la doctrine Nixon ont contribué à cette instabilité, ouvrant la voie à la révolution iranienne de 1979.

Enfin, les spécialistes ont souligné les incohérences de la doctrine Nixon. Si son objectif était de mettre les engagements de l’Amérique en adéquation avec ses ressources, alors les promesses d’aide aux pays menacés par la subversion communiste menaçaient d’élargir ces engagements de manière incommensurable. L’application de la doctrine au monde communiste semblait tout aussi confuse. Bien que Nixon ait professé la reconnaissance du fait que le communisme international était polycentrique plutôt que monolithique, il a continué à s’opposer aux forces communistes comme si une victoire pour l’une d’entre elles était une victoire pour toutes, et surtout pour Moscou.

En définitive, la doctrine Nixon a souffert d’une ambiguïté inhérente. En essayant de façonner une large posture stratégique pour les États-Unis, elle est devenue trop diffuse, étant associée à tout, de la détente à la Realpolitik, à la diplomatie triangulaire, au contrôle des armes et à l’utilisation de forces par procuration. En somme, elle est devenue le programme de politique étrangère de Nixon au sens large. En tant que tel, il manquait un principe unique et unificateur liant les initiatives de l’administration, voire même favorisant un ensemble de politiques au détriment d’un autre.

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