Biographie de Charles Baudelaire

Enfance et éducation

Dans ses dernières années, il était donné à Baudelaire de décrire sa famille comme un ensemble de personnages perturbés, affirmant qu’il descendait d’une longue lignée « d’idiots ou de fous, vivant dans des appartements lugubres, tous victimes de passions terribles ». Bien qu’il n’y ait pas d’indication sur la façon dont il faut prendre au pied de la lettre ses affirmations, il est vrai qu’il a eu une vie familiale troublée. Il était le seul fils de François Baudelaire et de Caroline Defayis, bien que son père (un haut fonctionnaire et ancien prêtre) ait eu un fils (Alphonse) d’un précédent mariage. Le demi-frère de Baudelaire était de seize ans son aîné alors qu’il y avait une différence d’âge de trente-quatre ans entre ses parents (son père avait soixante ans et sa mère vingt-six ans quand ils se sont mariés).

Baudelaire n’avait que six ans quand son père est mort. Néanmoins, François Baudelaire peut s’attribuer le mérite d’avoir donné l’impulsion à la passion de son fils pour l’art. Artiste amateur lui-même, François avait rempli la maison familiale de centaines de peintures et de sculptures. La mère de Baudelaire n’était cependant pas une amatrice d’art et elle n’appréciait guère les œuvres les plus salaces de son mari. Selon l’auteur F. W. J. Hemmings, Caroline était « assez pudique pour ressentir une certaine gêne à être perpétuellement entourée d’images de nymphes nues et de satyres lascives, qu’elle retirait discrètement une à une, les remplaçant par d’autres images moins indécentes stockées dans les greniers ». François meurt en février 1827, et Baudelaire vit avec sa mère dans la banlieue parisienne pendant dix-huit mois. Se souvenant à l’âge adulte de cette période bénie passée seul avec sa mère, Baudelaire lui écrit : « Je vivais éternellement en toi ; tu étais uniquement et complètement à moi ».

Cette période de félicité personnelle de Baudelaire fut cependant de courte durée, et en novembre 1828, sa mère bien-aimée épousa un capitaine militaire nommé Jacques Aupick (Baudelaire se lamentera plus tard : « Quand une femme a un fils comme moi, elle ne se remarie pas »). Son beau-père gravit les échelons jusqu’à devenir général (il sera plus tard ambassadeur de France dans l’Empire ottoman et en Espagne et sénateur sous le Second Empire sous Napoléon III) et est affecté à Lyon en 1831. Dès leur arrivée à Lyon, Baudelaire devient pensionnaire au Collège Royal. Cet événement est révélateur de la relation ambivalente que Baudelaire partage avec l’Aupick  » têtu « ,  » malavisé  » mais  » bien intentionné  » : « Je ne peux penser aux écoles sans un pincement au cœur, pas plus qu’à la peur dont mon beau-père m’a rempli. Pourtant, je l’aimais », écrira-t-il plus tard.

Baudelaire passe au prestigieux Lycée Louis-le-Grand au retour de la famille à Paris en 1836. C’est là qu’il commence à développer son talent pour la poésie, bien que ses maîtres soient troublés par le contenu de certains de ses écrits (« affectations inadaptées à son âge », comme le commente un maître). Baudelaire est également sujet à des crises de mélancolie et d’insubordination, ce qui entraîne son expulsion en avril 1839. Les parents de Baudelaire l’inscrivent rapidement au collège Saint-Louis où il passe avec succès son examen de baccalauréat en août 1839.

Formation précoce

À la fin de sa scolarité, Aupick encourage Baudelaire à entrer au service militaire. Sa décision de poursuivre une vie d’écrivain provoque de nouvelles frictions familiales, sa mère se souvenant : « Si Charles avait accepté les conseils de son beau-père, sa carrière aurait été très différente. Il ne se serait pas fait un nom dans la littérature, c’est vrai, mais nous aurions été tous les trois beaucoup plus heureux ». Baudelaire poursuivit sérieusement ses aspirations littéraires mais, afin d’apaiser ses parents, il accepta de s’inscrire comme étudiant en droit « nominal » (non assidu) à l’École de Droit.

En prenant résidence dans le Quartier latin de Paris, Baudelaire s’engagea dans une vie de promiscuité et de complaisance sociale. Ses rencontres sexuelles (dont celles avec une prostituée, affectueusement surnommée « Sarah aux yeux d’écureuil », qui devint le sujet de certains de ses premiers poèmes les plus francs et les plus touchants) l’amenèrent à contracter la syphilis. La maladie vénérienne conduira finalement à sa mort mais il ne la laissera pas entamer son style de vie bohème auquel il se livrait avec un cercle d’amis comprenant le poète Gustave Le Vavasseur et l’écrivain Ernest Prarond.

Vivre la vie d’un dandy bohème (Baudelaire avait cultivé toute la réputation d’un habilleur unique et élégant) n’était pas facile à maintenir et il amassa des dettes importantes. Baudelaire demande de l’aide à son demi-frère, mais celui-ci refuse et informe ses parents de la situation financière difficile de leur fils. Dans le but de l’encourager à faire le point et de le séparer de ses mauvaises influences, son beau-père l’envoie en juin 1841 faire un voyage en mer de trois mois en Inde. Si le voyage stimule son imagination avec des images exotiques, il s’avère être une expérience misérable pour Baudelaire qui, selon le biographe F. W. J. Hemmings, développe un problème d’estomac qu’il tente (sans succès) de soigner « en se couchant sur le ventre, les fesses exposées au soleil équatorial, avec le résultat inévitable que, pendant quelque temps après, il lui est impossible de s’asseoir ». Parvenu à l’île Maurice, Baudelaire  » sauta le pas  » et, après un court séjour sur place, puis à l’île de la Réunion, il embarqua sur un navire de retour qui accosta en France en février 1842.

Période de maturité

Baudelaire acquit enfin son indépendance financière vis-à-vis de ses parents en avril 1842, lorsqu’il entra en possession de son héritage. Il loue un appartement à l’hôtel Pimodan sur l’île Saint-Louis et commence à écrire et à réciter ses poèmes en public. Son héritage aurait pu faire vivre un individu qui aurait géré ses finances avec prudence, mais il ne correspondait pas au profil d’un bohème dandy et, en peu de temps, ses dépenses extravagantes – vêtements, œuvres d’art, livres, repas raffinés, vins et même haschisch et opium – l’avaient vu dilapider la moitié de sa fortune en seulement deux ans. Il avait également succombé aux ruses des fraudeurs et des prêteurs sans scrupules. Les parents de Baudelaire, si préoccupés par la situation difficile de leur fils, prennent le contrôle légal de son héritage et le limitent à une modeste allocation mensuelle. Mais cela ne suffit pas à couvrir ses dettes, et il devient une fois de plus financièrement dépendant de ses parents. Cette situation exaspère Baudelaire, dont les conditions de vie réduites l’obligent, entre autres, à déménager de son appartement bien-aimé. Il tombe dans une profonde dépression et en juin 1845, il tente de se suicider.

Baudelaire avait rencontré Jeanne Duval peu après son retour de son malheureux voyage dans les mers du Sud. Elle fut son amante, puis, après le milieu des années 1850, sa directrice financière aussi. Duval fera des allers-retours dans sa vie jusqu’à la fin de sa vie et lui inspirera certains des poèmes les plus personnels et romantiques de Baudelaire (dont « La Chevelure »). La mère de Baudelaire désapprouve le fait que la muse de son fils soit une actrice pauvre et métisse, et sa relation avec elle ne fait que mettre à l’épreuve leur relation déjà tendue. Malgré ses divers malheurs, Baudelaire développait également son style d’écriture unique ; un style où, comme l’a décrit Hemmings,  » une grande partie du travail de composition se faisait à l’extérieur au cours de promenades solitaires dans les rues ou le long des berges de la Seine « .

Dans le cadre de son rétablissement après sa tentative de suicide, Baudelaire s’était tourné vers l’écriture de critiques d’art. C’était un amateur d’art convaincu – il a dépensé une partie de son héritage pour acheter des œuvres d’art (notamment une gravure des Femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix) et était un ami proche d’Émile Deroy qui l’emmenait visiter des ateliers et le présentait à de nombreux membres de son cercle d’amis – mais il n’avait reçu pratiquement aucune éducation formelle en histoire de l’art. Selon Hemmings, sa connaissance de l’art se limitait à « de fréquentes visites de galeries d’art, à commencer par un voyage scolaire en 1838 pour voir la collection royale à Versailles, et les connaissances en histoire de l’art qu’il avait acquises par ses lectures » (et, sans doute, par les cercles sociaux bohèmes dans lesquels il évoluait). Ses premières critiques d’art publiées, sous la forme de comptes rendus pour les Salons de 1845 et 1846 (et plus tard en 1859), ont effectivement introduit le nom de « Charles Baudelaire » dans le milieu culturel du Paris du milieu du XIXe siècle.

Baudelaire était un champion du néoclassicisme et du romantisme, ce dernier étant, selon lui, le pont entre le meilleur du passé et le présent. Il était particulièrement enchanté par les peintures d’Eugène Delacroix (il fit bientôt la connaissance personnelle de l’artiste qui inspira son poème Les Phares) et à travers lui, et à travers l’éloge d’autres artistes comme Constantin Guys, Jacques-Louis David et Édouard Manet, il offrait une philosophie de la peinture qui prescrivait que l’art moderne (s’il devait mériter cette accolade) devait célébrer « l’héroïsme de la vie moderne ». Il ajoute que le « vrai peintre » est celui qui « se montre capable de distiller les qualités épiques de la vie contemporaine, de nous montrer et de nous faire comprendre, par ses couleurs et ses dessins, combien nous sommes grands, combien nous sommes poétiques, dans nos cravates et nos bottes cirées ». Baudelaire a également suggéré ce que devrait être le rôle du critique d’art :  » fournir à l’amateur d’art non initié un guide utile pour l’aider à développer son propre sentiment de l’art  » et exiger d’un artiste vraiment moderne  » une expression fraîche et honnête de son tempérament, assistée de tous les secours que sa maîtrise de la technique peut lui apporter « .

Baudelaire se voyait beaucoup comme l’égal littéraire de l’artiste moderne et publia en janvier 1847 une novella intitulée La Fanfarlo qui établissait l’analogie avec l’autoportrait d’un peintre moderne. C’est également à cette époque qu’il est impliqué dans les émeutes qui renversent le roi Louis-Philippe en 1848. Dans un premier temps, avec des amis comme Gustave Courbet, il se tient à l’écart et observe le déroulement des émeutes. Mais plutôt que de rester un observateur sympathique, Baudelaire a rejoint les rebelles.

Il n’avait pas montré d’allégeances politiques radicales jusque-là (si quelque chose avait été plus sympathique envers les intérêts de la classe petite-bourgeoise dans laquelle il était né) et beaucoup dans son cercle ont été surpris par ses actions.

Il est possible (probable même) que ses actions aient été une tentative de mettre en colère sa famille ; en particulier son beau-père qui était un symbole de l’establishment français (certains comptes non corroborés suggèrent que Baudelaire a été vu brandissant un mousquet et exhortant les insurgés à « abattre le général Aupick »). Les émeutes étant rapidement réprimées par le roi Charles X, Baudelaire est à nouveau absorbé par ses activités littéraires et, en 1848, il cofonde un journal intitulé Le Salut Public. Bien que les fonds ne permettent de publier que deux numéros, cela contribue à rehausser le profil créatif de Baudelaire. Baudelaire prend également une part active à la résistance au coup d’État militaire bonapartiste de décembre 1851 mais déclare peu après que sa participation aux affaires politiques est terminée et qu’il consacrera désormais toutes ses passions intellectuelles à ses écrits.

Entre 1848 et 1865, Baudelaire entreprend l’un de ses plus importants projets, la traduction française des œuvres complètes d’Edgar Allan Poe. Plus encore que ses critiques d’art et ses poèmes, ses traductions fourniront à Baudelaire la source de revenus la plus fiable tout au long de sa carrière (son autre traduction notable survient en 1860 avec la conversion des « Confessions d’un mangeur d’opium anglais » de l’essayiste anglais Thomas De Quincey). Baudelaire, qui ressentait une affinité quasi spirituelle avec l’auteur – « J’ai découvert un auteur américain qui a suscité mon intérêt sympathique à un degré incroyable », écrit-il – fournit une introduction critique à chacune des œuvres traduites. En effet, Armand Fraisse, ami et collègue auteur de Baudelaire, a déclaré qu’il « s’identifiait si profondément à cette œuvre que, lorsqu’on tourne les pages, on a l’impression de lire une œuvre originale ». Bien que Baudelaire ait presque à lui seul fait connaître Poe au public francophone, ses traductions suscitent la controverse, certains critiques accusant le Français de reprendre certains mots de l’Américain pour les utiliser dans ses propres poèmes. Bien que ces allégations se soient avérées infondées, il est largement admis qu’à travers son intérêt pour Poe (et, en fait, pour le théoricien Joseph de Maistre dont il admirait également les écrits), la propre vision du monde de Baudelaire est devenue de plus en plus misanthrope.

Malgré sa réputation croissante en tant que critique d’art et traducteur – un succès qui allait faciliter la publication de ses poèmes – les luttes financières continuaient de tourmenter le prodigue Baudelaire. Selon Hemmings, entre 1847 et 1856, la situation de l’écrivain se détériore au point qu’il est « sans abri, frigorifié, affamé et en haillons la plupart du temps ». Sa mère essaya périodiquement de revenir dans les bonnes grâces de son fils, mais elle était incapable d’accepter qu’il était toujours, malgré son obsession pour la courtisane mondaine Apollonie Sabaier (une nouvelle muse à laquelle il adressa plusieurs poèmes) et, plus tard encore, une liaison passagère avec l’actrice Marie Daubrun, impliqué avec sa maîtresse Jeanne Duval.

La réputation de poète rebelle de Baudelaire se confirme en juin 1857 avec la publication de son chef-d’œuvre Les Fleurs du Mal. Bien qu’il s’agisse d’une anthologie, Baudelaire insistait sur le fait que les poèmes individuels ne prenaient tout leur sens que lorsqu’ils étaient lus les uns par rapport aux autres, comme faisant partie d’un « cadre singulier », selon ses propres termes. Outre ses points de vue changeants sur l’amour romantique et physique, les pièces rassemblées couvraient les opinions de Baudelaire sur l’art, la beauté et l’idée de l’artiste en tant que martyr, visionnaire, paria et/ou même fou.

Aujourd’hui considéré comme un point de repère dans l’histoire littéraire française, il a rencontré une controverse lors de sa publication lorsqu’une sélection de 13 (sur 100) poèmes a été dénoncée par la presse comme pornographique. Le 7 juillet 1857, le ministère de l’Intérieur prend des dispositions pour qu’une affaire soit portée devant le procureur de la République pour atteinte à la moralité publique. Les exemplaires invendus du livre sont saisis et un procès a lieu le 20 août, au cours duquel six des poèmes sont jugés indécents. Outre l’obligation de supprimer les entrées incriminées, Baudelaire se voit infliger une amende de 50 francs (réduite en appel de 300 francs). Dégoûté par la décision du tribunal, Baudelaire refuse de laisser son éditeur retirer les poèmes et écrit une vingtaine de nouveaux poèmes qui seront inclus dans une édition révisée et augmentée publiée en 1861. (Les six poèmes interdits ont ensuite été republiés en Belgique en 1866 dans le recueil Les Épaves, l’interdiction officielle française de l’édition originale n’ayant été levée qu’en 1949.)

Baudelaire semblait incapable de comprendre la controverse que sa publication avait suscitée : « personne, moi compris, ne pouvait supposer qu’un livre empreint d’une spiritualité aussi évidente et aussi ardente pût être l’objet d’une poursuite, ou plutôt pût donner lieu à un malentendu », écrivait-il. Le professeur André Guyaux décrit comment le procès « ne fut pas dû au mécontentement soudain de quelques magistrats. Il fut le résultat d’une campagne de presse orchestrée pour dénoncer un livre « malade ». Si Baudelaire connut une gloire rapide, tous ceux qui refusaient de reconnaître son génie le considéraient comme dangereux. Et ils étaient nombreux ». Ce procès, et la controverse qui l’a entouré, a fait de Baudelaire un nom connu en France, mais il l’a également empêché d’obtenir un succès commercial.

Le poids du procès, ses mauvaises conditions de vie et le manque d’argent ont pesé sur Baudelaire et il a sombré une fois de plus dans la dépression. Sa santé physique commençait également à décliner sérieusement en raison du développement de complications liées à la syphilis. Il commence à prendre une teinture à base de morphine (laudanum), ce qui entraîne à son tour une dépendance à l’opium. Selon Hemmings, « à partir de 1856, l’infection vénérienne, l’excès d’alcool et la dépendance à l’opium s’allient pour pousser Baudelaire vers une tombe précoce ». La situation de sa famille ne s’améliore pas non plus. Même après la mort de son beau-père en avril 1857, sa mère et lui ne parvinrent pas à se réconcilier correctement en raison du déshonneur qu’elle éprouvait à le voir dénoncé publiquement comme pornographe.

Période postérieure

Baudelaire et Manet formèrent une amitié qui s’avéra être l’une des plus significatives de l’histoire de l’art ; le peintre réalisant enfin la vision du poète de convertir le romantisme en modernismmodernisme. Les deux hommes ont fait connaissance en 1862, après que Manet eut peint un portrait de Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire. On pense que l’artiste a voulu que son portrait soit vu spécifiquement par Baudelaire en reconnaissance de l’avis positif que l’écrivain lui avait donné dans son essai récemment publié « L’eau-forte est â la mode ».

Après s’être liés, les deux amis se promenaient ensemble dans le parc du jardin des Tuileries où Baudelaire observait Manet achever plusieurs gravures. Baudelaire convainc son ami d’être courageux ; d’ignorer les règles académiques en utilisant un style de peinture « abrégé » qui utilise des coups de pinceau légers pour capturer l’atmosphère passagère de la vie urbaine frivole. C’est d’ailleurs sur la recommandation de Baudelaire que Manet a peint la canonique Musique dans le jardin des Tuileries (1862). Considérée par beaucoup comme le premier tableau véritablement moderniste, l’image de Manet capture un « aperçu » de la vie quotidienne parisienne, alors qu’une foule à la mode se rassemble dans les Jardins pour écouter un concert en plein air. Le tableau était tellement d’actualité qu’il mettait en scène des membres de la famille de l’artiste et des connaissances personnelles, dont Baudelaire, Théophile Gautier, Henri Fantin-Latour, Jacques Offenbach et le frère de Manet, Eugène. Manet lui-même apparaît également comme un spectateur dans un geste qui fait allusion à l’idée du flâneur en tant qu’agent de l’âge de la modernité.

C’est à la même époque que Baudelaire abandonne son engagement envers les vers en faveur du poème en prose ; ou ce que Baudelaire appelle le  » poème de composition non métrique « . Bien que l’on puisse trouver des précédents dans la poésie de l’Allemand Friedrich Hölderlin et du Français Louis Bertrand, Baudelaire est généralement considéré comme le premier à avoir donné son nom au « poème en prose », car c’est lui qui a désobéi de la manière la plus flagrante aux conventions esthétiques de la méthode des vers (ou « métrique »). Structurés sur une tension entre l’écriture critique et les schémas des vers, les poèmes en prose s’accommodent du symbolisme, des métaphores, des incongruités et des contradictions. Baudelaire a publié une sélection de 20 poèmes en prose dans La Presse en 1862, suivie de six autres, intitulés Le Spleen de Paris, dans Le Figaro magazine deux ans plus tard. L’un de ses derniers poèmes en prose, La Corde (1864), est dédié au portrait Garçon aux cerises (1859) de Manet.

Si Manet et Baudelaire sont désormais devenus des amis proches, c’est le dessinateur Constantin Guys qui apparaît comme le héros de Baudelaire dans son essai de 1863, « Le Peintre de la vie moderne ». Cet essai constituait un plan formel et thématique du mouvement impressionniste, près d’une décennie avant que cette école ne domine l’avant-garde. Il n’est pas sans ironie que Baudelaire s’intéresse à ce Guys méconnu, puisque c’est Manet qui s’est imposé comme le chef de file du développement de l’impressionnisme. Selon l’historien de l’art Alan Bowness, c’est en fait l’amitié de Baudelaire « qui a donné à Manet l’encouragement à plonger dans l’inconnu pour trouver la nouveauté et, ce faisant, à devenir le véritable peintre de la vie moderne ».

Dans les dernières années de sa vie, Baudelaire est tombé dans une profonde dépression et a de nouveau envisagé le suicide. Il tente d’améliorer son état d’esprit (et de gagner de l’argent) en donnant des lectures et des conférences, et en avril 1864, il quitte Paris pour un séjour prolongé à Bruxelles. Il espérait persuader un éditeur belge d’imprimer ses œuvres concurrentes, mais sa situation ne s’améliore pas et il se sent profondément amer. En effet, dans une lettre à Manet, il exhorte son ami à « ne jamais croire ce que tu peux entendre sur la bonne nature des Belges ». Baudelaire et Manet étaient en fait des âmes sœurs, le peintre recevant le même genre de réaction critique pour Olympia (après sa première présentation au Salon de Paris de 1865) que Baudelaire pour Les Fleurs du Mal. Manet écrit à Baudelaire pour lui faire part de son désespoir quant à l’accueil réservé à Olympia, et Baudelaire se rallie à lui, non pas avec des platitudes apaisantes, mais avec sa propre marque inimitable de réconfort : « Croyez-vous être le premier homme placé dans cette situation ? », écrit-il, « Votre talent est-il plus grand que celui de Chateaubriand et de Wagner ? Eux aussi ont été tournés en dérision. Cela ne les a pas tués ».

À l’été 1866, Baudelaire, frappé de paralysie et d’aphasie, s’effondre dans l’église Saint-Loup à Namur. Sa mère va chercher son fils à Bruxelles et le ramène à Paris où il est admis dans une maison de santé. Il ne quittera jamais la maison et y mourra l’année suivante à l’âge de 46 ans seulement.

L’héritage de Charles Baudelaire

De nombreux écrits de Baudelaire étaient inédits ou épuisés au moment de sa mort, mais sa réputation de poète était déjà assurée, Stéphane Mallarmé, Paul Valaine et Arthur Rimbaud le citant tous comme une influence. Au XXe siècle, des sommités littéraires aussi diverses que Jean-Paul Sartre, Robert Lowell et Seamus Heaney ont salué ses écrits. Son influence sur le monde de l’art moderne n’a pas tardé à se faire sentir, non seulement auprès de Manet et des impressionnistes, mais aussi auprès des futurs membres du mouvement symboliste (dont plusieurs ont assisté à ses funérailles) qui s’étaient déjà déclarés adeptes. Son poème en prose, si riche en métaphores, allait également inspirer directement les surréalistes, André Breton faisant l’éloge de Baudelaire dans Le Surréalisme et La Peinture comme un champion « de l’imagination ».

La contribution de Baudelaire à l’ère de la modernité était profonde. Comme l’a observé le professeur André Guyaux, il était « obsédé par l’idée de modernité ; il a donné au mot toute sa signification ». Mais aucun personnage n’a autant contribué à cimenter la légende de Baudelaire que l’influent philosophe et critique allemand Walter Benjamin, dont les essais rassemblés sur Baudelaire, L’écrivain de la vie moderne, ont fait du Français un nouveau héros de l’ère moderne et l’ont placé au centre même de l’histoire sociale et culturelle du Paris du milieu et de la fin du XIXe siècle. C’est Benjamin qui a transporté le flâneur de Baudelaire dans le vingtième siècle, le considérant comme un élément essentiel de notre compréhension de la modernité, de l’urbanisation et de l’aliénation des classes sociales.

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