Julia Agrippina est mieux connue aujourd’hui comme la mère tyrannique de l’empereur fou Néron, ou comme l’épouse autoritaire et meurtrière de l’empereur Claude. On se souvient rarement d’elle comme la sœur d’un autre empereur, Gaius (Caligula). En revanche, on ne se souvient presque jamais d’elle comme d’une femme à part entière, libérée du prisme déformant de ses parents masculins.
Mais de son vivant, Julia Agrippine, plus communément appelée Agrippine la Jeune, a fait des percées uniques et extraordinaires dans les espaces du pouvoir politique et social romain, au point de régner pendant plusieurs années comme l’égale de son mari en termes de pouvoir. Elle fut la première véritable impératrice de Rome, même si vous aurez du mal à entendre quelqu’un la désigner comme telle.
Née dans la famille dirigeante romaine du premier siècle, les Julio-Claudiens, Agrippine était destinée à être au centre du pouvoir romain, mais plus probablement, en tant que femme, juste à côté.
Sa mère, Vipsania Agrippina (Agrippine l’aînée) était la petite-fille du premier empereur déifié Auguste, tandis que son père Germanicus était à la fois le fils adoptif de l’empereur Tibère et le petit-fils biologique de Marc-Antoine. Ils ont été pendant un temps le couple le plus aimé de Rome. Avant qu’Agrippine n’ait 20 ans, cependant, ses deux parents étaient morts et la croyance générale était que Tibère les avait assassinés tous les deux.
La femme des empereurs
Pendant cette période, on sait peu de choses sur Agrippine la Jeune, si ce n’est qu’elle a été mariée à l’âge d’environ 13 ans à son cousin beaucoup plus âgé, Gnaeus Domitius Ahenobarbus. Sa situation change alors qu’elle a environ 22 ans lorsque Tibère meurt et que son frère Gaius, qui sera connu sous le nom de Caligula, devient empereur.
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Sa première priorité était de réhabiliter la réputation de sa famille après des décennies d’être calomniée par Tibère, et il a donc tiré ses trois sœurs au centre de l’État romain.
Il les a comblées de tous les honneurs que l’État pouvait accorder, y compris en leur donnant les droits de vierges vestales. En retour, et suite à la mort de leur sœur cadette, Agrippine et la plus jeune Livilla ont été prises dans les premières étapes d’un complot visant à l’assassiner.
C’est la première fois que les sources nous montrent une Agrippine qui est un agent actif dans sa propre vie, alors qu’elle a environ 24 ans, qu’elle est déjà mariée depuis une décennie et qu’elle a donné naissance à son unique enfant. Jusque-là, elle est pratiquement invisible, mais soudain, en 39 après J.-C., nous apercevons une femme qui fait quelque chose de remarquablement audacieux pour changer le monde qui l’entoure.
Les détails du complot ne sont pas clairs – et certains historiens contestent qu’il y ait jamais eu de complot du tout – mais les événements qui ont suivi sa découverte suggèrent qu’Agrippine, Livilla et Lépide, le veuf de Drusilla, ont planifié un coup d’État. Agrippine subit un procès embarrassant, au cours duquel ses lettres d’amour furent lues à haute voix, et fut envoyée en exil avec sa sœur sur une île de la Méditerranée.
En guise d’humiliation finale, on lui fit porter les cendres de Lépide exécuté. Quoi qu’il ait été prévu, les conséquences suggèrent qu’il s’agissait d’un gros coup.
Pendant son exil, le mari d’Agrippine meurt d’hydropisie et son frère meurt d’une épée à la gorge. Au début de l’année 41, un coup d’État mené par la garde prétorienne amène une nouvelle administration au palais impérial, remplaçant Gaius, qui a été assassiné, par l’oncle paternel d’Agrippine, Claude.
En tant qu’homme d’une cinquantaine d’années surtout connu pour ses handicaps physiques et ses intérêts académiques, il n’était pas un choix naturel pour le chef politique et militaire de l’empire. Il aimait cependant beaucoup ses nièces et l’une de ses premières actions fut de permettre à Agrippine de retourner à Rome et de retrouver son fils. Il lui offrit une vie tranquille et sûre en tant que royale mineure.
Causant l’indignation
Cette vie tranquille ne devait pas être, principalement en raison de la présence du fils d’Agrippine. Il avait été nommé Lucius Domitius Ahenobarbus comme son père, mais tout le monde à Rome le connaissait comme le plus jeune descendant du divin Auguste. À l’âge de 26 ans, Agrippine était le seul membre survivant de sa famille et son fils le seul mâle encore porteur de la lignée.
Cela a eu deux effets : cela les a rendus profondément dangereux pour le règne de Claude, et cela a rempli Agrippine de la conviction juste que son fils méritait de prendre le trône de son arrière-arrière-grand-père.
Néanmoins, elle est restée hors de l’œil du public autant que possible. C’était jusqu’à ce que Messaline, l’épouse notoirement dévergondée de Claudius, soit exécutée en 48 après J.-C. après avoir été prise dans un bizarre mariage bigame. Puis Agrippine fit irruption dans la vie publique d’une manière qui choqua et horrifia Rome : elle épousa Claudius, son propre oncle.
La famille d’Agrippine : votre guide de la dynastie julio-claudienne
Agrippine l’Ancienne (mère)
Vue comme la seule descendante biologique du premier empereur, Auguste, elle était le seul enfant né du général Marcus Agrippa et de Julia, la fille d’Auguste. Elle eut six enfants et, après son veuvage, tenta de faire avancer ses fils aînés à Rome. Elle et eux furent exilés et exécutés dans des circonstances mystérieuses par l’empereur Tibère.
Germanicus (père)
Germanicus était le petit-fils de Marc Antoine et Octavie. Il était connu comme un grand général pour ses succès en Allemagne – se voyant accorder un triomphe militaire – et avait une carrière politique prometteuse. Il est mort subitement en Syrie et l’on a cru que Tibère l’avait empoisonné. Il conserva son immense popularité même après sa mort.
Gaius Caligula (frère)
Le fils cadet Gaius survécut aux exécutions qui emportèrent sa mère et ses frères, il hérita donc de l’empire de Tibère en 37 ap. J.-C., avant d’avoir 25 ans. Bien qu’il n’ait régné que quatre ans, il est devenu tristement célèbre pour sa nature capricieuse, sadique et perverse. Lorsque la garde prétorienne a lancé un coup d’État, Gaius, sa femme et sa fille ont été assassinés.
Néron (fils)
Le seul enfant d’Agrippine. Après une enfance tumultueuse, Néron devient empereur en 54 après JC. Les premières années de son règne sont considérées comme un succès, mais son comportement se détériore. Son règne est associé à la cruauté et à de nombreuses exécutions. Il est renversé en 68 après que plusieurs généraux se soient révoltés contre lui. Ayant fui Rome, il se suicida.
Claudius (oncle/époux)
Comme il souffrait d’un bégaiement, de réactions émotionnelles incontrôlées et d’une propension à baver, il n’eut aucune carrière politique jusqu’à ce qu’il devienne empereur en 41 ap. J.-C.. Son règne fut d’abord tumultueux et autoritaire, mais devint plus paisible après son mariage avec sa quatrième épouse : Agrippine. Elle l’aurait empoisonné avec un champignon.
Cela a indigné les commentateurs romains ultérieurs dont la morale était offensée par un tel acte et un tel mariage. Claudius fut contraint de faire modifier les lois sur l’inceste pour que le mariage soit autorisé. La raison pour laquelle il a choisi d’épouser sa nièce reste à jamais un mystère.
Une source affirme qu’Agrippine l’a séduit, utilisant son accès familial auprès de lui pour manipuler sa faiblesse pour les femmes. Dans cette version, Agrippine est une tentatrice agressive, prête à vendre son corps à son propre oncle en échange du pouvoir. Dans une autre source, cependant, l’un des affranchis de Claudius offre Agrippine comme prix tandis que d’autres présentent leurs propres femmes, vantant leur fécondité et leurs bonnes familles.
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Dans cette version, Agrippine est une spectatrice passive, guère plus qu’une lignée de sang ambulante. Ce sont tous deux des tropes narratifs, pas la vie réelle. Au lieu de cela, Agrippine était une mère dans la trentaine, extrêmement puissante sur la base de son nom, de son argent et de ses relations. Elle n’était ni un ventre passif, ni une jeune tentatrice.
C’est le comportement d’Agrippine une fois qu’elle était l’épouse de Claudius qui la rend tout à fait extraordinaire. Contrairement aux épouses des empereurs qui l’ont précédée et suivie, elle a été, à tous égards, la partenaire de son mari pour gouverner. Livie – l’épouse d’Auguste et la mère de Tibère – avait auparavant été le modèle de la femme romaine. Mais elle avait un pouvoir féminin, se résumant à une influence sur ses parents masculins qui exerçaient le pouvoir réel, tangible. Et elle ne l’utilisait que dans des espaces privés, n’essayant jamais d’entrer dans la vie publique elle-même. Mais l’influence n’était pas suffisante pour Agrippine. Elle voulait un vrai pouvoir.
L’un des premiers actes d’Agrippine fut de fonder une ville sur le lieu de sa naissance en Allemagne et de lui donner son nom. Initialement nommée Colonia Claudia Ara Agrippinensium, son nom a finalement été raccourci à son nom moderne : Cologne. Elle a revêtu les couleurs or et pourpre – couleurs réservées à l’empereur – et s’est assise aux côtés de son mari devant les étendards impériaux romains. Elle provoque l’indignation des grands et des petits en s’affichant dans les lieux publics et en forçant les hommes à reconnaître qu’une femme les gouverne. Elle est devenue une partenaire visible du pouvoir de l’empereur, ce qui était à la fois unique et très dérangeant pour les spectateurs romains masculins. Elle a même écrit et publié sa propre autobiographie, la seule femme romaine à avoir accompli un acte public aussi audacieux.
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Pendant cinq ans, Agrippine a profité de la vie d’impératrice de Claude. Ces années ont été notablement plus paisibles, stables et réussies que les huit années de son règne avant leur mariage. Sur les 35 sénateurs nommés exécutés par Claude pendant son règne, seuls quatre l’ont été pendant les années d’influence d’Agrippine. Il n’y a plus eu de tentatives de coup d’État de la part des armées, ni de violence significative à Rome. Pendant tout ce temps, Agrippine et Claude préparaient Néron à devenir le prochain empereur, en lui offrant des fonctions politiques et des titres honorifiques. Il semblait que les deux auraient un long règne et une succession pacifique.
Pouvoir propre
Cette illusion fut brisée lorsque, en octobre 54 après JC, Agrippine assassina son mari avec un champignon empoisonné et déclara son fils de 16 ans, sous le nom de Néron, empereur à sa place. Ses motivations sont totalement obscures.
Les sources la dépeignent presque unanimement comme un tyran, désireux de s’accrocher au pouvoir et terrifié à l’idée que son beau-fils Britannicus soit promu au-dessus de Néron. Cette dernière crainte pourrait bien avoir été vraie. Le principal objectif d’Agrippine dans la vie semble avoir été que Néron survive pour régner ; que la famille de sa mère, et non celle de Claude, garde le trône impérial.
Son acte extrême s’est avéré être un succès. Néron fut acclamé empereur pacifiquement et son règne allait durer 13 ans. Au départ, la mort de Claude n’était qu’une bonne nouvelle pour Agrippine. En tant qu’épouse de l’empereur, elle était sa partenaire, mais elle était toujours la partenaire junior. Cependant, avec l’ascension de Néron à l’adolescence, elle était désormais effectivement sa régente, ce qui la plaçait comme partenaire senior.
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Le fait qu’Agrippine était l’égale de Néron en termes de pouvoir est évident dans l’iconographie des pièces de monnaie et des frises de cette époque. Leurs deux visages sont représentés sur les pièces de monnaie, et sur plusieurs d’entre elles, ils se font face, leurs têtes étant de taille égale et d’importance égale. Dans une sculpture, Agrippine est représentée comme la personnification de la Rome fertile, couronnant son jeune fils.
Pourtant, quelques mois plus tard, Néron a commencé à tenter d’imposer des rôles plus traditionnels entre les sexes au palais. Il voulait que sa femme, l’adolescente Octavie, et sa mère restent privées et silencieuses. Il ne voulait pas que sa mère soit présente lors des événements politiques et, pour bien faire comprendre son point de vue, il l’a humiliée publiquement à plusieurs reprises devant des délégations étrangères et des fonctionnaires romains. Il l’a même fait retirer du palais pour limiter son pouvoir.
Agrippine, cependant, avait un fort sentiment de ses propres capacités et cinq ans d’expérience dans la gestion d’un empire, elle s’est donc assurée que sa voix allait être entendue.
La chute d’Agrippine
En 59 ap. J.-C., Néron a perdu patience en entendant la voix de sa mère. Il était tombé amoureux d’une femme inadaptée nommée Poppée, et voulait être libre de l’épouser. Il savait également que les hommes qui écoutaient les femmes ne pouvaient qu’être vilipendés comme faibles et féminins. Comme Agrippine était encore populaire, il cherchait désespérément à conserver le soutien du public et décida que le meilleur moyen était de mettre en scène un accident. Il fit construire un bateau truqué qui devait couler avec Agrippine à bord, la noyant dans la baie au large de la ville de Baiae.
Mais il semble que Néron n’était pas conscient de sa force en tant que nageuse. Elle a survécu à la tentative de naufrage, au cours de laquelle un plafond de plomb a failli lui tomber dessus, et a pu rejoindre le rivage avec un bras blessé. Apprenant la nouvelle, Néron panique et envoie trois hommes dans sa villa pour l’assassiner.
Agrippine meurt en regardant ses tueurs dans les yeux et en tenant bon. Traitée de traîtresse, on lui refusa des funérailles nationales et elle fut enterrée dans une tombe non marquée. Elle avait 43 ans. Néron perdit sa popularité, et son règne ne s’en remit jamais. Agrippine était une meurtrière de sang-froid, et une excellente dirigeante. Elle a supervisé une décennie de règne romain paisible et a ouvert les portes à la fin d’une dynastie. Elle a appris de ses prédécesseurs comment réussir, et a appris à son fils comment être impitoyable. En vérité, elle fut la première impératrice de Rome.
Quelle était la position légale des femmes à Rome ?
Agrippine est allée bien au-delà de ce qui était autorisé. Légalement, les femmes de la fin de la République et du début de la Rome impériale étaient des mineures perpétuelles. Elles n’étaient pas autorisées à signer des contrats ou à s’engager elles-mêmes dans des activités légales. Bien qu’elles puissent posséder des biens, elles ne pouvaient ni les acheter ni les vendre sans l’autorisation d’un tuteur masculin. Par défaut, il s’agissait de leur père, mais cela pouvait être leur mari, leur frère, un ami de la famille ou même un magistrat.
Les tutelles existaient en raison de la croyance que les femmes avaient un jugement faible (infirmitas consilii), ce qui signifiait qu’elles étaient incapables de prendre des décisions rationnelles ou bonnes par elles-mêmes. Certaines femmes pouvaient être libérées de la tutelle en récompense de leur excellence. Sous Auguste, les femmes qui portaient trois enfants ou plus avaient le droit d’être émancipées.
Les restrictions sur les activités publiques des femmes se sont assouplies pendant la période impériale, et il existe de nombreux exemples de femmes dirigeant des entreprises sans interférence des hommes. Cependant, les tabous juridiques et culturels contre les femmes dans la politique et l’armée n’ont jamais faibli. Celles-ci ont toujours été considérées comme des sphères exclusivement masculines.
Les femmes n’avaient pas le droit de vote sous la République et ne pouvaient légalement même pas entrer dans la salle du Sénat à aucun moment. Les femmes qui ont essayé de s’engager dans la vie politique ont été universellement réprouvées tout au long de l’histoire romaine comme des monstres.
Emma Southon est l’auteur de Agrippine : Empress, Exile, Hustler, Whore (Unbound, 2018)
Ce contenu a été publié pour la première fois dans le numéro de mars 2019 de BBC History Revealed
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