Souverains et domaines
Parmi les États européens de la Haute Renaissance, la république de Venise fournit la seule exception importante au régime princier. À la suite de la cour de Bourgogne, où les idéaux chevaleresques rivalisent avec la complaisance des fêtes, des joutes et de la chasse, Charles Quint, François Ier et Henri VIII accomplissent les rites de la royauté dans des cours somptueuses. L’immense Pologne, en particulier sous le règne de Sigismond Ier (1506-48), et les royaumes miniatures d’Allemagne et d’Italie connaissaient le même type de régime et souscrivaient aux mêmes valeurs durables qui allaient déterminer les principes de la monarchie absolue. L’appel à Dieu justifie les droits précieux dont jouissent les rois de France et d’Espagne sur leurs églises et sanctionne le droit héréditaire et l’autorité constitutionnelle. Henri VIII alla plus loin lorsqu’il rompit avec Rome et s’attribua une souveraineté totale.
La rébellion était toujours une menace. L’habileté d’Elizabeth I (1558-1603) a permis d’éviter que l’Angleterre ne soit déchirée par les factions catholiques romaines et puritaines. Philippe II (1555-98) ne réussit pas à réprimer la rébellion continue de ce qui devint un nouvel État formé à partir des provinces bourguignonnes du nord. Ni Charles IX (1560-74) ni Henri III (1574-89) n’ont pu mettre fin aux guerres civiles au cours desquelles les huguenots ont créé un État inattaquable en France. L’échec de Maximilien Ier (1493-1519) à mettre en œuvre des réformes avait laissé l’empire en mauvaise posture pour résister aux défis religieux et politiques de la Réforme. Le pouvoir dont jouit Charles Quint (1519-56) en Allemagne ne suffit pas à contenir le schisme dans les limites confirmées par le traité d’Augsbourg en 1555. La majeure partie de la Hongrie avait été perdue après la victoire turque de Mohács en 1526. L’autorité impériale s’est encore affaiblie sous Maximilien II (1564-76) et Rudolf II (1576-1612). Les termes d’Augsbourg sont bafoués, de nouvelles terres ecclésiastiques sont sécularisées et le calvinisme gagne des adeptes, notamment dans la Bohême agitée. De cette façon, le décor était planté pour les guerres et les développements politiques ultérieurs.
Avec la tendance, caractéristique de la période de la Renaissance, des souverains à élargir leur autorité et à assumer de nouveaux droits en matière de justice et de finances, sont allés des revenus, des crédits et des patronages plus importants. Les princes se sont battus avec aussi peu de considération pour les conséquences économiques que leurs précurseurs médiévaux l’avaient montré. De manière inquiétante, les guerres d’Italie s’inscrivent dans un conflit plus vaste, centré sur les ambitions dynastiques des maisons de Habsbourg et de Valois ; de même, la Réforme conduit à la formation d’alliances dont les objectifs ne sont pas religieux. L’ampleur et l’expertise de la diplomatie augmentent avec les prétentions de souveraineté. Le diplomate professionnel et l’ambassade permanente, le soldat régulier et l’armée permanente servent les princes encore généralement libres d’agir dans leurs sphères traditionnelles. Mais au-delà, dans les finances et le gouvernement, quel serait l’équilibre des pouvoirs ? De la réponse à cette question découlera la définition de l’absolutisme que l’on considère communément comme caractéristique de l’époque.
L’autorité d’un souverain s’exerçait dans une société d’ordres et de corporations, chacun ayant des devoirs et des privilèges. L’image du corps chrétien de saint Paul n’était pas difficile à comprendre pour un Européen du XVIIe siècle ; la société organique était un lieu commun du débat politique. Les ordres, représentés dans les domaines ou les diètes, étaient, premièrement, le clergé, deuxièmement, la noblesse (représentée par les lords spirituels de la Chambre des lords anglaise) et, troisièmement, les roturiers. Il y avait des variations : la haute et la basse noblesse étaient parfois divisées ; certaines villes représentaient le troisième état, comme dans les Cortes de Castille ; en Suède, uniquement, il y avait un état de paysans, dont l’effort fructueux pour maintenir leur privilège était un élément de la crise de la reine Christine en 1650. Lorsque, comme au XVIe siècle, de telles institutions ont prospéré, les domaines étaient censés représenter non pas l’ensemble de la population en tant qu’individus, mais les éléments importants – la « nation politique ». Même à cette époque, la noblesse avait tendance à dominer. Leur prétention à représenter tous ceux qui habitaient sur leurs domaines était plus solide en droit et en compréhension populaire qu’il ne peut sembler à ceux qui sont habitués à l’idée de droits politiques individuels.
Dans l’empire, les domaines étaient influents parce qu’ils contrôlaient la bourse. Partout où la monarchie était faible par rapport aux élites locales, la diète avait tendance à être utilisée pour favoriser leurs intérêts. Les Cortès d’Aragon ont maintenu jusqu’au XVIIe siècle la quasi-immunité fiscale qui était un facteur important de la faiblesse espagnole. La force de l’institution représentative était proportionnelle à celle de la couronne, qui dépendait largement des conditions d’accession. Le principe électif pouvait être préservé dans la forme, comme dans le service du couronnement anglais, mais généralement il s’était étiolé à mesure que le principe d’hérédité s’était imposé. Lorsqu’une succession est contestée, comme entre les branches de la maison de Vasa en Suède après 1595, la nécessité de gagner le soutien des classes privilégiées conduit généralement à faire des concessions au corps qu’elles contrôlent. En Pologne, où la monarchie était élective, le Sejm exerçait un tel pouvoir que les rois successifs, liés par les conditions imposées lors de l’accession, avaient du mal à rassembler des forces pour défendre leurs frontières. La constitution reste inébranlable même sous le règne de Jean Sobieski (1674-96), héros du soulagement de Vienne, qui ne parvient pas à assurer la succession de son fils. Sous les rois saxons Auguste II (1697-1733) et Auguste III (1734-63), l’ingérence étrangère a conduit à des guerres civiles, mais l’exercice répété et factieux du droit de veto a fait avorter toutes les tentatives de réforme. Il fallut la menace – et en 1772, la réalité – de la partition pour que Stanisław II August Poniatowski (1764-95) obtienne un soutien suffisant pour effectuer des réformes, mais cela arriva trop tard pour sauver la Pologne.
À l’autre extrême se trouvaient les zemsky sobor russes, qui rendirent un dernier service aux tsars en exprimant la demande des propriétaires terriens pour des lois plus strictes après les troubles de 1648, et les États généraux de France, où la taille du pays signifiait que les dirigeants préféraient traiter avec les assemblées plus petites des provinces (pays d’états) récemment incorporées au royaume, comme le Languedoc et la Bretagne. Elles se réunissent régulièrement et disposent d’un personnel permanent pour lever les impôts fonciers. En ce qui concerne les autres pays d’élection, la couronne jouit de l’avantage crucial d’un impôt annuel depuis 1439, date à laquelle Charles VII a réussi à faire valoir son droit de prélever la taille personnelle sans consentement. Lorsque Richelieu tenta d’abolir l’un des pays d’état, le Dauphiné, il rencontra une résistance suffisante pour le dissuader, ainsi que les ministres successifs, de toucher à cette forme de privilège fiscal. Il survécut jusqu’à la Révolution : pour les ministres, il était une difformité, pour les détracteurs du régime, il offrait au moins une garantie contre l’arbitraire. Le zemsky sobor avait toujours été la créature du dirigeant, caractéristique d’une société qui ne connaissait pas les lois fondamentales ni les droits des sociétés. Lorsqu’il disparaît, le gouvernement tsariste est véritablement le despotisme que les Français redoutent mais ne connaissent pas, sauf dans des cas particuliers. Lorsqu’en 1789, les États généraux se réunissent pour la première fois depuis 1614, ils abolissent les domaines privilégiés et les corporations au nom de la liberté qu’ils prétendaient protéger. L’âge des droits naturels de l’homme avait commencé.
L’expérience de l’Angleterre, où le Parlement a joué un rôle essentiel dans les procédures de Réforme du règne d’Henri VIII et a ainsi gagné en autorité, montre que le pouvoir pouvait être partagé entre les princes et les organes représentatifs. Sur le continent, l’histoire est généralement différente. Les États généraux ont été discrédités parce qu’ils ont été perçus comme l’instrument des factions. Les différences religieuses avaient stimulé le débat sur la nature de l’autorité, mais les interprétations extrêmes du droit de résistance, telles que celles qui ont provoqué l’assassinat de Guillaume Ier le Silencieux, stadtholder des Pays-Bas, en 1584 et d’Henri III de France en 1589, ont non seulement exposé la doctrine du tyrannicide, mais ont également souligné la nécessité d’un régime suffisamment fort pour imposer une solution religieuse. L’Édit de Nantes de 1598, qui concédait aux huguenots non seulement la liberté de culte, mais aussi leurs propres écoles, tribunaux et villes fortifiées, en est un exemple. Dès le départ, l’édit constitue un défi pour la monarchie et un test de sa capacité à gouverner. La prise par Richelieu de La Rochelle, la plus puissante forteresse huguenote et l’épicentre des troubles, après un siège de 14 mois (1627-28) fut donc un jalon dans la construction de la monarchie absolue, cruciale pour la France et, en raison de sa puissance croissante, pour l’Europe entière.